Début des années 70. Papa, maman, le chien et moi étions en vacances en Auvergne. Demie pension dans un hôtel bourrés de congés payés comme nous, mangeant le repas du soir à heure fixe. Tous les gosses se retrouvaient ensuite devant l'unique télé, encore noire et blanc, en compagnie de la tenancière.
Une vieille baba, d'un naturel aigre et suspicieux, pas très gentille avec nous les enfants. Aussi accueillante avec ses hôtes qu'une pluie glacée sur un champ de lentilles.
"Saleté ! Mocheté " poussait-elle à chaque apparition de Sylvette Cabrisseau à l'écran.
Ladite Sylvette était speakerine de son état. Speakerine... souvenez-vous de ces femmes-troncs qui annonçaient la suite des programmes...
Speakerine ET black. Ce bel oiseau des îles était venu se poser sur les antennes au grand dam d'une bonne partie des téléspectateurs de l'époque qui avaient trouvé la chose tout bonnement in-to-lé-ra-ble.
Puis, à la fin des années 70, on a commencé à entendre sur les radios un chant kabyle. Une très belle chanson interprétée en arabe par un homme et une femme. Double crime. Les micros ont été ouverts aux auditeurs pour qu'ils donnent leur avis.
Peut-on passer de la musique de "là-bas" sur les ondes nationales ? Interjections multiples et débats encore plus houleux que lors de la sortie du mémorable "Je t'aime moi non plus".
Depuis, une génération est passée.
Les filles de Sylvette, les Rachids et autres Naguys se sont succédés à l'écran et aux micros. S'ils ont encore un peu de mal à percer le plafond de verre de la grand messe du 20 heures -sauf l'été quand tout le monde est à la plage, n'est-ce pas Harry ?- l'affaire est entendue et tout n'est plus qu'une question d'opportunités.
Les filles rondes et dodues ont débarqué, les gros aussi. Les James, Damidou, Carlier. La revanche sur la pensée unique en matière de bon bec télévisuel. Et puis les bis et les homos, via de multiples coming outs radiophoniques ou télévisuels.
Oui, une génération est passée. La télé du grand Charles c'est bien loin. Les radios "périphériques" ont dû s'adapter à l'air du temps, à la libération des fréquences, à la concurrence.
Libération de l'expression ?
En apparences...
En notre époque où toutes les turpitudes physiques et mentales sont détaillées en prime où que l'on zape - de l'Ile de la Tentation au Loft, en passant par les innombrables talkshows où le moindre glandu vient détailler ses séances masturbatoires ou ses fantasmes sado maso avec son animal de compagnie, sans oublier le sang et la torture, la coercition et le viol - il y a encore et toujours une ultime catégorie de la population qui n'a jamais la liberté d'apparaitre à l'écran.
Ni pour présenter un jeu ou une soirée de variétés, ni pour animer un sujet, disserter sur ceci, donner son opinion sur cela, ou même simplement répondre à une question sur un débat d'ordre général...
Ou quand elle apparait, c'est pour être "montrée" de façon si embarrassante que tout le monde part en courant... retrouver la sérénité du sang, de la torture, de la coercition et du viol sur une chaine concurrente.
Ou bien encore, bien tard, sur les 1 h 35 du matin, lors d'un créneau de 8 minutes pas plus, au moment où seuls insomniaques, solitaires et dépressifs chroniques trainent vaguement à l'écoute, tout en méditant sur le millionième mouton flottant au fond d'un verre vide.
L'ultime tabou télévisuel et radiophonique.
Qui sont donc ces gens, dotés de cerveau, de culture, d'un talent et même de plusieurs, de vigueur, de créativité, de sang-froid, d'humour, de beauté, d'élégance, d'empathie, bref de tout ce qui fait des humains et non pas des vaches, et que nous ne voyons ni n'entendons jamais ?
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