Irak ("le pays au bord de l'eau"), le peuple à abattre...
Un ensemble artificiel, bâti sur les ruines de l'Empire Ottoman (1917), dont son roi, Fayçal 1er, disait en 1930 "ce pays n'existe pas", doté pour le malheur de ses populations de
- deux ressources majeures en abondance :
> l'une énergétique : le pétrole
> l'autre vitale pour l'ensemble de la région : l'eau
- d'une succession de tragédies et de rendez-vous manqués avec la démocratie et l'indépendance :
> rivalités tribales, sectarisme ethnique et religieux, révoltes sociales réprimées dans le sang, séparatisme, complots orchestrés par l'extérieur, putschs... aboutissant en 1968 à l'avénement du parti Baas et à l'installation de Saddam Hussein au pouvoir en 1969.
Si cela importe encore, souvenons-nous de Bagdad, mille ans plus tôt : la plus grande cité de l'univers, merveille d'architecture, première université au monde et immense centre commercial alimenté par l'agriculture la plus moderne de l'époque.
Aujourd'hui, j'ai le sentiment que le peuple irakien arrêtera de souffrir quand il aura définitivement été "éradiqué" de la surface du globe. Un processus similaire à l'abandon à elles-mêmes des populations africaines afin de permettre à certains de faire en toute tranquillité leur marché... ?
Quelques remises en perspectives au plan démographique :
Irak : environ 26 millions d'habitants - juillet 2005 / pour une superficie 3 fois inférieure à l'Iran
Nombre de morts "en surplus" par rapport au taux de mortalité moyen du pays :
> 24 ans de régime de Saddam Hussein = 290 000 morts (source Human Right Watch)
> Depuis mars 2003 avec le déclenchement de l'offensive américaine = 655 000 morts civils (source Le Figaro, octobre 2006).
Chiffre "officiel" avancé par l'administration américaine : 50 000 morts civils.
La population irakienne, oubliée depuis des années, est exangue. Les souffrances des civils n'ont cessé de s'accroitre :
Ils ont souffert du régime dictatorial de Saddam Hussein, de la guerre Iran-Irak, de l'embargo inepte des Nations Unies (permettant à Saddam de détourner les sanctions économiques à l'avantage des siens), et à présent de la guerre civile durablement installée.
Plus de la moitié des morts causées par les forces d'occupation et la guerre civile sont des femmes et des enfants (source Unicef).
Les enfants sont en première ligne. La mortalité pour les moins de 5 ans est passée de 56 à 131/1000 durant les sanctions économiques de 95 à 99. Et "retombée" à 125/1000 depuis l'intervention américaine (source Unicef).
S'ils dépassent l'âge de cinq ans, ils sont tous les jours tués ou blessés par toutes sortes de munition dispersées un peu partout : bombes à fragmentation, mines.
Les écoles ont été bombardées, incendiées, pillées. 70% d'entre elles n'ont plus accès au service de l'eau (source Iraq Education Survey).
Les blessés, dont invalidés à vie, handicapés, estropiés, aveugles, sont en nombre équivalent au nombre de morts d'après les informations à peu près fiables dont nous disposons. Au vu de l'état sanitaire déliquescent du pays, bien peu auront accès à des soins en mesure de soigner et soulager durablement leur maux.
Une autre plaie s'abat sur la population : les maladies qui ont causé "la mort de source non violente" de 55 000 personnes : de nouvelles pathologies se sont développées à une vitesse et une échelle préoccupantes : attaques cardiaques, insuffisance rhénale, mais surtout un très grand nombre de cancers (sein, thyroïde, leucémie, colon), dûs à la radioactivité, à la pollution de l'air, des aliments, de l'eau.
Cette situation est directement liée à la destruction globale de l'infrastructure sociale de l'Irak (équipements médicaux insuffisants, pénurie de médecins et d'infirmières), y compris l'électricité, les égouts, l'eau potable (source The Lancet, octobre 2006).
L'Irak en tant que tel n'existe plus. De gouvernement, il n'y a point. Le semblant de gouvernement, contrôlé par les milices shiites qui "jouent à la police", est largement impliqué dans le nombre hallucinant d'enlèvements (une centaine de personnes par jour) et de disparitions, pour des rançons et des réglements de compte.
La situation en Irak pourrait être comparée (autant qu'une telle chose soit possible) à l'ex-Yougoslavie où il a fallu qu'on aille jusqu'au bout de l'horreur et de 500 000 morts civils pour que la "crise" s'essouffle.
Sauf qu'en l'occurrence, aucune solution ne semble se dessiner, la "stratégie" américaine étant aujourd'hui basée sur une vision à 15 jours !
Et quelle stratégie ? Les forces américaines ont choisi d'ouvrir la Boîte de Pandore et d'armer les milices shiites, dont la Brigade Bader, reliée à l'Iran, afin de venir à bout de l'insurrection sunnite et de la "résistance" :nostalgiques de l’ancien régime, nationalistes, groupes islamistes dans la nébuleuse d’al Qaeda...
Résultat : déclenchement de la guerre civile totale.
(source Paul Moreira, l'agonie d'une nation, Canal Plus)
Les populations fuient tous les jours un peu plus les zones de guerre civile :
> les Kurdes se regroupent plus que jamais au Nord (zone jouissant d'un semblant de paix pour l'heure, et d'une grande partie des champs pétrolifères), redressent la tête et refroidissent nettement leurs relations avec les américains...
> les Sunnites au Centre. Minoritaires, ils sont totalement sur la défensive et opposés à une partition du pays qui les laisseraient économiquement exangues...
> les Shiites arabes au Sud du pays, "tiennent" le gouvernement, au grand dam des pays arabo-musulmans sunnites, et affichent une unité toute de façade...
Pour un esprit simpliste, une nouvelle carte du pays semblerait vouloir se dessiner pour aller vers une partition ou un état fédéral à terme. Avec une capitale répartie entre Shiites, Sunnites et Kurdes. Rappelons que Badgad a été longtemps la plus grande ville kurde au monde !
Mais l'Orient est compliqué pour nos conceptions occidentales et les Irakiens, de quelque obédience qu'ils soient, sont farouchement nationalistes : un précédent de fédéralisme a déjà eu lieu et lamentablement échoué dans les années 20.
Pourquoi est-ce que j'évoque, une fois de plus, la situation de l'Irak sur ce blog ?
Je m'imagine sans peine dans la peau d'une citoyenne irakienne, confrontée au carnage et à la ruine dans une incompréhension mondiale écrasante de la réalité de cette guerre. Après maints échanges avec Jean Christophe Grellety, nous sommes arrivés à une réflexion commune et un constat accablant.
Dans les pays riches et médiatisés, les JT, les radios, les journaux colportent leurs brèves quotidiennes sur "un attentat suicide à Bagdad", 50 morts, 35 blessés. Information virtuelle qui aligne le chiffre de victimes, indique la méthode utilisée pour faucher, brûler, décapiter, découper les corps, mais dénuée d'images précises de ces hommes, de ces femmes, de ces enfants.
La "protection" américaine se borne à un travail de censure de l'image. En l'espèce réussi.
Le citoyen effaré, vous, moi, sommes invités à croire que ces actes s'inscrivent, peut-être, sans doute, dans le cadre d'une "résistance irakienne" dont les méthodes sortent de l'ordinaire des résistances, mais qui, en tant que méthodes de résistance, auraient leur légitimité... Erreur !
La résistance irakienne face à l'envahisseur américain existe. Cette résistance-là s'attaque aux soldats américains.
La France, qui a connu une occupation douloureuse, tragique, a connu des mouvements de résistance, mais ils ne tuaient pas les civils français.
En Irak, les attentats, les crimes commis contre les civils, ne relèvent pas de la "résistance". Ces actes sont le fait de criminels de droit commun dans le meilleur des cas, de serial killers dans le pire, armés et ménagés, comme nous avons pu le voir plus haut.
Les civils irakiens sont exemplaires de ce que des civils subissent dans le monde. Depuis 150 ans, les guerriers ont cessé de se faire la guerre entre eux, et se sont retournés contre les civils, proies faciles. Les civils ne sont plus protégés par personne, ni même par une information digne de ce nom.
Aujourd'hui, l'Irak. Demain ? Les civils du monde entier doivent le savoir et ne jamais l'oublier.
Iconographie : Getty Images
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