Tout d'abord, je souhaite dire merci, simplement et sans plus de conséquences que cela, à des personnes que le hasard, qui n'existe pas mais fait si bien les choses, met sur mon chemin dans les moments les plus inattendus. Des moments où toute absorbée ailleurs par des tâches ou des bruits sans importance, j'en ai presque oublié ce qui est essentiel. Ecouter, voir, entendre, comprendre, choisir. Merci à vous d'être là à chaque étape du chemin.
Papa, mon papa, je t'aime.
C'est aujourd'hui la fête des amoureux et donc je suis heureuse de te dire que je t'aime.
Ca fait 50 ans que ça dure de mon côté. Je crois que du tien, cela fait bien plus longtemps.
Je crois que tu as commencé à me dire "je t'aime" le jour où tu es né. Il y a 83 ans si mes calculs sont exacts.
Un truc de rien du tout qui tenait dans du coton au coeur d'une boite à chaussures.
Grand prématuré dans les années 20. Fallait en vouloir à la vie pour s'y accrocher comme tu l'as fait.
Quand tout seul et désemparé, dans cet orphelinat prison où l'on mettait les enfants des pauvres dans les années 30, tu as trouvé la force de grandir, c'est parce que déjà, tu me disais "je t'aime" du plus profond du froid et de la nuit.
L'amour, tu connais ça. Ta maman, veuve trop tôt, t'a aimé comme ce n'est pas permis. Et tu lui a donné toute l'affection et le soutien d'un fils. Tête brûlée oui, mais toujours dédié à cette femme. Emilie, ma grand-mère paternelle.
Je t'aime papa, mon papa, et je suis fière de t'avoir comme papa.
Fière de savoir que tu as brandi de faux papiers pour partir à la guerre avant l'âge. Tu avais bien rattrapé les centimètres manquants à ta naissance, du haut de tes presque 17 ans et de ton mètre 98.
Fière de t'avoir accompagné de Marseille jusqu'à Belfort et puis Colmar et puis l'Allemagne.
Fière et heureuse de savoir que tu blaguais avec les prisonniers tout en partageant tes clopes.
Drôlement contente d'avoir été dans ton coeur déjà quand, à la Libération, tu as fait un grand détour par Paris pour connaître Saint-Germain et Montparnasse et dire bonjour au nez de Juliette.
Sans qualification ni rien, tu as façonné des théières inutiles sans bec, puis tu as travaillé au cimetière, puis tu as joué du bongo dans un orchestre mexicain. Toujours en rigolant.
Il y avait de quoi, tu m'aimais. Un tel amour, ça donne des ailes et toutes les audaces.
Comme tu as de la chance (c'est de famille), tu as joué et gagné à la loterie du Provençal : une croisière aux Baléares sur un beau bateau blanc.
Ce que le journal n'avait pas dit, c'est qu'en prime de la croisière, tu récoltais aussi une épouse.
Maman.
Tu l'as vue et tu lui as dit "je t'aime" comme toi seul sait dire l'indicible. D'une voix comme un sanglot de détresse et de bonheur.
Dans ce "je t'aime", il y avait ton "je t'aime à ma petite fille" qui va venir bientôt.
Tu voulais une petite fille, maman aurait préféré un garçon.
Lorsque je suis arrivée, tu n'as rien su me dire. Qu'à me regarder avec les yeux de Pierre Blanchar "personnage romantique et ténébreux" ou comme on dirait, aujourd'hui, tel un canard ayant trouvé un hanneton.
Baignée dans ton odeur "spécial papa", mélange de tabac blond, de peau burinée, d'Eau Sauvage et de laine, j'ai prononcé mon premier mot "Papa !", fais mes premiers pas en courant à la Sainte Baume, appris à lire et à compter et surtout à dessiner avec toi.
Nous sommes partis tous les deux tout en haut des montagnes. Toi sur un grand cheval, moi sur un poney. Toi et moi. Toujours ensemble. A jouer au ballon, à revenir de l'école, à aller au zoo le jeudi.
Car nous sommes pareils, les mêmes goûts, les mêmes pensées, les mêmes déplaisirs. C'est normal, nous portons en nous l'intimité de ceux qui s'aiment depuis longtemps.
Les années ont passé. Ta vieillesse est venue et le désespoir des premières années a ressurgi.
Nous nous sommes éloignés. Nos gestes, nos actions, nos silences, nos jours qui se disaient "je t'aime" se sont enfuis dans le cours de la vie.
Il m'a été impossible de te dire "je t'aime" toutes ces années. Méfiance envers ces mots, tant et tant galvaudés et détournés à toutes fins utiles. Méfiance envers les mots qui ne sont que des paroles ou des rites.
Ou tout simplement pudeur.
Dire "je t'aime" à l'être que j'aime le plus au monde fait partie de ces sommets inaccessibles. Ceux dont on rêve en se disant qu'on ira les découvrir au moins une fois avant de mourir.
Le temps presse, ton temps à toi, mon temps à moi. Il n'est plus temps de dire "demain".
Il est venu le temps de dire
"Papa, mon papa, je t'aime".
Les commentaires récents