Années 80. A l'époque, je croupissais dans une officine de la Chambre de Commerce de Paris, pompe à fric des fédérations professionnelles et corne d'abondance financière du grand parti politique à la tête de Paris en ce temps-là. Un job ennuyeux à mourir à ordonnancer des petits carrés sur des plans et répondre au téléphone à une armada de crampons particulièrement bassinant demandant toujours un meilleur emplacement pour exposer leur camelote.
Dieu merci, les mails n'existaient pas, ni les portables. Et on en était encore au télex. Toutes choses étant égales par ailleurs, ma situation, à quelques années près, aurait pu être bien pire.
Je venais de mettre un terme à une affaire amoureuse à la petite semaine avec un journaleux très connu. Le même qui avait commencé sa carrière garçon de courses chez Détective pour la conclure au plus haut niveau de l'information patronale.
Un malheur n'arrivant jamais seul, je n'avais rien trouvé de mieux que d'épancher mon tout récent trauma dans les bras d'un ancien barbouze, ou supposé tel, bardé de cartes tricolores.
Ex-patron de ceci, futur patron de cela et notamment de l'officine dans laquelle je comptais les grains de poussière à la surface de mes pages blanches, jour après jour. Mais au moment de notre rencontre, je n'imaginais rien de tout cela.
Aillaille, quand même. J'avais rarement rencontré un "endormeur" aussi sévèrement envahissant. {Ou plutôt si, j'en ai rencontré un récemment par l'intermédiaire de mon amie et n'ai qu'une hâte : rayer de mes neurones cet insupportable coucou. Et elle qu'elle en fasse autant.}
L'intrus, ancien barbouze, ou supposé tel, ex-patron de ceci, futur patron de cela et notamment de l'officine dans laquelle je perdais ma belle jeunesse, était un bateleur, un marchand de soupe, un inventeur de tapis volant. Dixit mes amis qui le trouvait unanimement affreux. Moi, je le trouvais charmant, notamment au lit. Et mes amis, de bien mauvaises langues.
Rencontré en novembre et enchantée de voir quelqu'un s'intéressant enfin dans le détail à toutes mes petites histoires de boulot, j'étais déjà pitoyablement amoureuse de lui en décembre.
Pour apprendre en janvier qu'il briguait le poste de président dans ma boite.... hoouuuuffffffffpffffff....
Sur un petit nuage, je me voyais déjà en haut de l'affiche. Bras droit du président, lui ayant déjà accordé tout le reste. Une belle carrière format pantoufle et dentelles en perspective !
Après tout, je savais tout ou supposé tel de lui, ayant passé bien des journées et des nuits à écouter ses romans de gare : l'histoire de sa vie ou supposée telle...
Je fermais les yeux sur les balades en amoureux financées en forme de note de frais et les cadeaux merdiques et inopportuns (pour la plupart des cadeaux d'entreprise, presse-papier et montres en toc) dont j'avais régulièrement le déplaisir d'être récipiendaire. Aujourd'hui, j'aurais pu dire, il serait mon Nicolas, je serais sa Cécilia...
Ce personnage, de plus en plus encombrant dans ma vie (et pourtant, j'étais célibataire et coeur à prendre, c'est dire si le crampon devait être une seconde nature chez lui) avait néanmoins pour habitude de disparaitre très régulièrement "aux abonnés absents qui n'a pas eu ton message", des jours et des nuits durant. Etrange paradoxe.
On imagine tout de suite une double vie, une épouse et vingt enfants en loucedée, une vieille maîtresse acariâtre et disposant des bons du trésors et de toute la fortune du barbant. Ou un amant jaloux, grand black transformiste le vendredi soir à Pigalle...
Rien de si conforme...
L'éreintant baratineur suivait des stages hebdomadaires de "challenges arbitraires et sauts à l'élastique de nuit et sans l'élastique" en compagnie d'une troupe de managers aussi creux que les chansons d'Abba de ces années-là.
En réalité, il camouflait, sous cet écran de fumée et des tenues de sport fluos et à poutre apparente, des activités maçonniques du plus haut niveau qui étaient censées le propulser encore plus haut que ses pets.
Une poupée russe sans la poupée et sans les russes...
En février, l'obsédant personnage me traîne au festival du film fantastique d'Avoriaz, étant invité, gratis pro déo, par une quelconque firme publicitaire. Ainsi s'alimentent et vivent les coucous, aux crochets des autres, tout en pigeonnant bien fort, "qu'elles sont belles nos vacances !"
En mars, il m'annonce qu'il est définitivement dans la course pour chapeauter mon entreprise... et qu'il serait temps pour moi de commencer à chercher du boulot ailleurs...
Comme Saint Paul sur le chemin de Damas, les écailles me tombent des yeux. C'est quoi cette embrouille ? Grâce à diverses informations bien senties, l'animal avait arrimé son échelle jusqu'au sommet tant espéré de lui et avait dès lors le projet de se débarrasser d'un utilitaire gênant. Ma pomme.
Je n'étais rien que poussière dans le grand Paris de l'époque. Ruminant ma rage et ma frustration après tant de belles paroles et une aussi épouvantable conclusion, je devinais malgré tout que je n'étais pas de taille pour tirer le tapis de dessous les arpions.
Alors, et c'est une chose que j'ai appris et que je confirme à qui veut bien m'entendre :
ce type d'ambitieuse baudruche, blablateur patenté et raconteur public, prêt à toutes les boues pour arriver à ses fins, n'éclabousse pas que les petits sur son passage.
Mais également les plus gros qui n'apprécient guère un tel traitement. Et font connaître leur déplaisir par les moyens les plus définitifs et sans attendre.
J'ai gardé mon job. L'empapaouteur a disparu du paysage dans les deux mois qui ont suivi. Il a même quitté Paris promptement pour gagner des contrées lointaines.
On n'a plus jamais entendu parler de lui.
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