Témoignage que m'adresse Cécila, suite au billet "Les invisibles et la société : les invisibles dans l'entreprise ou le déni de reconnaissance."
Quelques réflexions aigues et vécues sur la ressource humaine, les chefs de projet, l'ingénierie sociale, la brute industrielle, une entreprise qui part en sucettes et une conclusion en forme de serpent se mordant les c.... :
"Je ne suis pas manager, mais je subis le management.
La prise de conscience des mécanismes du management me laisse perplexe...
Dans quelle direction se dirige-t-on?
La seule façon d'échapper à ce système est-il de l'adopter à son tour ?
Dans ce cas, cela revient à accepter de faire ce que l'on nous suggère indirectement de faire...
Bref, c'est très fort.
Mais j'ai du mal à croire que le résultat de tout cela soit très bon...
"Apprendre à vendre, apprendre à se vendre."
Le facteur principal de la réussite d'un projet, de quelque nature que ce soit, est déterminé par le "paramètre humain".
Le chef de projet doit établir un compromis entre quatre paramètres pour arriver au produit final :
1) La ressource humaine :
il doit faire avec les personnes mises à sa disposition et avec les personnes avec qui il doit interagir (partenaires verticaux et horizontaux).
Il convient de dresser un profil qui prend en compte plusieurs éléments : compétence (techniques, commerciales, artistiques,...), profil social (forte ambition, relationnel,...), profil psychologique (manque de confiance en lui, facilement influençable, timide,...).
Il doit croiser le profil humain de l'individu avec sa position au sein de l'organisation (position dans la chaîne de commandement, dans la chaîne de communication, dans la chaîne d'exécution) afin de déterminer les pouvoirs des uns et des autres (pouvoir de blocage, pourvoir de nuisance,..).
2) Le temps assigné au développement du projet.
3) La qualité du travail fourni.
La qualité a plusieurs visages : fiabilité de fonctionnement, adéquation avec le besoin du client, documentation, etc.
4) L'image qu'il donne de lui, en fonction de ses ambitions ou, tout simplement, des contraintes liées à sa profession.
Le chef de projet peut être amené à sacrifier la qualité au profit des autres facteurs s'il désire que son projet aboutisse en temps et en heure ou s'il désire veiller à la sauvegarde de son image.
La réussite du projet est évaluée par tous les intervenants.
Et les critères d'évaluation ne sont pas nécessairement fondés sur la fiabilité ou l'adéquation avec le besoin.
L'image qu'a un individu sur le projet dépend aussi des bénéfices qu'il a tiré dans la réalisation du projet.
Parmi ces bénéfices : valorisation (lié à l'Ego), acquisition de nouvelles compétences (sociales, techniques,...), ambitions professionnelles,...
Il est à noter que ces principes s'appliquent à n'importe quel projet, et pas seulement aux projets informatiques, mais à toutes entreprises commerciales.
Le chef de projet est, en quelque sorte, une entité commerciale, comme une autre.
Si vous observez bien vos chefs de projets, vos managers, votre entreprise, ou les séducteurs qui draguent les femmes, vous remarquerez que tout est une affaire de compromis dans lequel le paramètre humain occupe une place prépondérante :
Les quatres catégories :
> Le séducteur : Il n'a aucune compétence "dure". Il joue sur l'image qu'il projette... Il mise tout sur le paramètre "humain".
> Le séduisant : Il a des compétences "dures" et il a compris qu'il faut jouer avec le paramètre humain pour le mettre en valeur.
> Le "looser" : Il a des compétences "dures", mais il n'a pas compris que le paramètre humain est prépondérant.
> Le "super looser" : Il n'a aucune compétence "dure" et il n'a pas compris que le paramètre humain est prépondérant.
Dans quelle catégorie vous situez-vous ?...
Le paramètre humain est tellement important dans la réussite d'une entreprise (personnelle, professionnelle, commerciale,...) qu'il est justifié d'utiliser les méthodes d'approches scientifiques pour mettre au point des techniques afin de mieux exploiter cette ressource.
C'est ce que j'appelle l'ingénierie sociale.
L'industrie a besoin de "forces de production" : une "force de production" est une personne qui travaille, qui fait ce qu'on lui demande sans se poser trop de questions.
C'est ce que j'appelle "la brute".
Nous pouvons distinguer trois types de brutes :
> La "brute de base" : c'est un bon ouvrier. Il fait ce qu'on lui demande, mais il ne réfléchit pas.
> La " brute éduquée" : c'est un bon technicien. Il fait ce qu'on lui demande, mais il ne réfléchit pas.
> La "brute intellectuelle" ou "super brute" : c'est un bon ingénieur (ou super-technicien). Il est doué pour la manipulation de concept. Mais son "jeu de concept" est restreint : il est limité dans un domaine. Il fait ce qu'on lui demande sans trop se poser de question.
Remarque amusante : la musique préférée de la "brute"?
La techno : l'expression de la force brute de la machine.
La nécessité d'abrutir... de rendre brute
L'intérêt du manager est de faire en sorte que les personnes qu'il dirige ne réfléchissent pas trop.
Une personne qui ne réfléchit pas trop n'est pas une personne embêtante.
C'est un bon élément, du point de vue du manager.
La brute est un profil recherché. Et si l'individu réfléchit trop, il faut l'empêcher de réfléchir.
Le besoin d'empêcher la réflexion peut se faire sentir ponctuellement, lors d'une négociation, ou à plus long terme.
Diverses techniques peuvent être utilisées.
Ces techniques peuvent être classées en fonctions des mécanismes sur lesquels elles s'appuient :
> Endormissement de la fonction analytique.
> Brouillage de la fonction analytique.
> Détournement de pensée : focalisation dans une direction qui n'a rien à voir avec les enjeux réels.
> Action sur l'environnement immédiat de l'individu.
- Les techniques qui s'appuient sur le psychisme ont un effet immédiat, mais de courte durée.
Elles sont adaptées à la négociation.
- A contrario, les techniques qui s'appuient sur l'environnement n'ont pas un effet immédiat. Cela dit, l'effet est de longue durée.
Elles sont adaptées à un contrôle à long terme.
L'objectif de toutes ces techniques est le suivant :
détourner la réflexion de l'individu dans une direction "sans issue", ou sans intérêt par rapport à la situation.
Autrement dit, détourner le regard de l'individu dans une direction qui l'empêchera de voir ce qu'il ne faut pas qu'il voit.
Mais revenons sur ces techniques plus en détails :
> Endormissement de la fonction analytique :
Evocation "poétique" : "Tu me fais penser à un wagon isolé sur les rails".
Evocation "grotesque" ou "obscène" : "Il agit comme un suceur de bite".
Evocation "comique".
Evocation "père fouettard" : "Tu as des réactions infantiles".
> Brouillage de la fonction analytique :
Utilisation de phrases qui semblent "denses de sens", mais qui, en réalité, sont creuses.
Exemple : "On ne t'empêche pas de prendre le poste. Prends-le, et on te le donnera".
> Détournement de pensée :
Utilisation de l'émotion : aborder un sujet qui fâche.
Le choix du sujet dépend, bien entendu, du profil psychologique et social de l'interlocuteur.
Utiliser des valeurs morales (qui n'ont pas à entrer en ligne de compte dans la négociation). "Nous sommes une grande famille".
Ou aussi, faire appel à l'honneur.
Utiliser les faiblesses psychologiques de l'interlocuteur : si une personne présente un manque de confiance en soi, on le pousse à se remettre en question, on le déstabilise.
> Action sur l'environnement immédiat de l'individu :
Maintenir l'individu sous une charge de travail importante (la tête dans le guidon).
Provoquer, ou entretenir, des conflits entre les individus. La gestion du conflit occupe l'esprit.
Et le temps passé à penser au conflit n'est pas utilisé pour penser à autre chose...
Provoquer, ou entretenir la frustration.
Abrutir ne suffit pas. Une brute humaine n'est pas une machine, c'est un être humain.
Et, quoique l'on fasse, un être humain finira par vouloir grimper...
Les brutes aussi sont sujettes à la jalousie, à la peur, à la cupidité, etc...
Pourquoi ne pas canaliser cette énergie?
Vous n'avez jamais entendu ce discours ?
"Te rends-tu compte? Tu travailles sur ce projet, mais tu ignores toute cette partie du projet?
Pourquoi ne t'y intéresses-tu pas? Vas-y, renseigne-toi !
Si tu veux obtenir la position que tu demandes, montre-nous de quoi tu es capable !
Nous te donnons une opportunité de nous prouver que tu es capable de le faire !
Saisi cette opportunité ! Vas-y !"
En d'autres mots :
On vous dit que la seule façon d'arriver à vos objectifs, c'est de suivre le chemin que l'on vous montre. On dirige la brute dans un tunnel...
Quelques mots, à présent, plus perso, sur l'autrice de ces réflexions :
Quand je suis arrivée chez l'entreprise "XXX", en 2000, le management était "normal".
Après un premier rachat, nous sommes devenus le Groupe "YYY".
Je n'ai pas senti de changement au niveau de la façon de manager.
Mon sentiment est que les managers ont encaissé les nouvelles contraintes.
Puis nous avons été rachetés une deuxième fois, et maintenant, nous nous appelons "ZZZ France".
La situation de l'entreprise est aujourd'hui catastrophique : perte de client, qualité de service déplorable, système d'information incohérent, etc...
Des consultants en ressources humaines ont été envoyés chez nous.
Officiellement, ils devaient analyser l'organisation de l'entreprise et proposer des solutions pour améliorer les choses.
Il y a effectivement eu une réorganisation.
Certains managers ont été virés, d'autres se sont vu attribuer de nouvelles responsabilités...
Les managers toujours en place ont tous suivi des formations, dont une semaine dans un château en province.
Nous ne connaissons pas le contenu de ces formations.
Mais je pense qu'ils ont fait appel à un service spécialisé en gestion de ressources humaines : "RH UUU".
Toujours est-il que, depuis cette période, la façon de diriger des managers a changé :
On dit au salarié qu'il doit être force de proposition.
Mais, en pratique, vous avez plutôt intérêt à ne proposer que des solutions "compatibles avec la pensée unique".
Sinon, vos propositions sont ignorées par le management.
Outre que vos collègues risquent de vous taper dessus, car votre idée dérange forcément quelqu'un.
On dit au salarié qu'il doit trouver ses propres occupations.
Mais attention, vos choix sont "bornés".
Nos managers nous ont attribué une "compétence fonctionnelle".
Et notre action ne peut pas déborder de ce cadre fonctionnel.
On dit au salarié qu'il doit prouver ses talents s'il veut obtenir l'évolution fonctionnelle qu'il recherche. Mais, on ne lui laisse pas la possibilité de montrer ce qu'il sait faire dans la nouvelle fonction...
Car il ne peut déborder du cadre qui lui a été assigné.
Entretiens annuels : Les managers utilisent des techniques de négociations (utilisées pas les "vendeurs") lors de ces entretiens.
On se fait avoir une fois, mais quand on comprend, on se dit qu'ils se foutent de notre gueule.
L'entreprise ressemble à un bocal dans lequel les gens s'agitent à la recherche d'une occupation qui leur permettra d'évoluer dans le sens d'une reconnaissance sociale (car ont leur fait miroiter une reconnaissance officielle :
"On ne t'empêche pas de prendre le poste, prends-le, et on te le donnera".
On pourrait aussi dire à un sans-papier : "On ne t'empêche pas de devenir français, deviens français et on te donnera la nationalité".
Mais cette reconnaissance ne viendra jamais de la hiérarchie... Elle n'est que subjective.
Alors les gens utilisent tous les moyens pour obtenir la moindre reconnaissance :
> Ceux qui possèdent un pouvoir de blocage l'utilisent à fond comme monnaie d'échange (implicite) : "On ne bloque pas ton action, mais donne-moi de la reconnaissance (ou de l'information) en échange".
> Ceux qui possèdent de l'information ne la partagent pas.
L'information aussi est une monnaie d'échange...
Et on ne délègue pas (cela reviendrait à partager l'information).
Conséquences : agitation, spécialisation (chacun conserve l'information qu'il possède), frustration (car la reconnaissance officielle ne vient pas).
- Désintérêt total pour son travail. Les gens "jouent le jeu", mais n'ont rien à foutre de leur travail
- Et les managers se demandent pourquoi donc les systèmes d'information sont tellement pourris chez "ZZZ France"
- Ce qui, au final, se ressent chez le client, qui décide de changer de fournisseur.
"
icônographie : Getty Images
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