Suite au premier billet concernant les jeunes invisibles face au travail, voici le deuxième volet de la série des invisibles : l'invisible dans l'entreprise ou le déni de reconnaissance.
Le regard de l'autre vous traverse sans vous voir, vous êtes invisible... Cette scène ne se produit pas dans la rue ou dans le métro. Elle se produit au bureau.
Et quel que soit votre statut ou votre raison d'occuper les 3 m2 de moquette qui vous sont alloués : cadre, employé, intérimaire, prestataire, stagiaire...
Historiquement, on peut assimiler le début de cette maladie avec l'avénement des "ressources humaines". C'est du moins mon point de vue.
Si les membres d'un entreprise sont assimilés à des ressources, donc à des produits, on peut de fait en disposer à discrétion, au même titre que les amortissables de l'entreprise...
Comme il ne serait pas très politiquement correct de dire ainsi les choses, il faut bien habiller la mariée...
Non que c'était mieux "avant", au bon vieux temps du directeur du personnel.
Le paradoxe est qu'aujourd'hui, dans un grand nombre d'entreprises de toutes tailles, règne une idéologie ne présentant plus le travail comme une soumission à une contrainte mais comme un acte de réalisation personnelle : il s'agit de l'idéologie managériale, une forme aigue du trouble bipolaire dans la gestion des individus au travail.
On dit aux salariés "soyez votre propre entrepreneur", tout en ne tolérant cette prétendue auto-réalisation que si elle s'inscrit à l'intérieur d'un modèle prescrit dans le seul intérêt de l'entreprise.
Cette idéologie permet de faire passer une charge de travail accrue et de légitimer, sous l'apparence d'une autonomie élargie de l'individu, déréglementation, flexibilité et précarité.
Privilégier l'initiative personnelle revient à instaurer une nouvelle norme que nul ne peut contredire et à laquelle nul ne peut échapper.
En parallèle, toute initiative personnelle réelle et de qualité mais "hors cadre" est bien souvent mal reçue, et perçue par le management et les collègues de travail comme dangereuse car faisant courir le risque de la remise en cause du système.
Or il est aussi vital pour un individu d'exister matériellement que de devenir quelqu'un, acquérir une identité. Pour cela, il a besoin d'être reconnu par les autres. Par ses actes, ses idées, son enthousiasme, son talent. Le monde de l'entreprise en est rarement le lieu d'expression privilégié.
Dans cette perspective, des conflits qui semblent n'être que des conflits d'intérêts matériels se révèlent finalement être des luttes pour la reconnaissance.
La plupart des pathologies au travail peuvent dès lors s'expliquer par l'existence de conditions qui empêchent les individus d'accéder à leur auto-réalisation au travers de la reconnaissance par les autres et ayant le sentiment d'être devenus invisibles et méprisés.
Vous avez vous aussi le sentiment d'être devenu invisible dans votre environnement professionnel ? N'hésitez pas à témoigner, dire et contredire et ouvrons ensemble le débat...
Source : "La fabrique des invisibles", Jean Dubois, Les Echos 30 nov 2006
Iconographie : Getty Images
> A lire d'urgence :
"La société du mépris", de Axel Honneth chez La Découverte & "La lutte pour la reconnaissance" du même auteur chez Cerf
Axel Honneth est à la tête de l'Ecole de Francfort : la mutation essentielle opérée par les actuels sociologues de l'Ecole de Francfort est d'avoir modifié la conception du conflit social que se faisaient leurs prédécesseurs encore inspirés par le marxisme. Expliquer les luttes sociales par la seule analyse économique de l'exploitation des travailleurs leur parait insuffisant. Pour eux, il est vital pour les individus d'acquérir une reconnaissance.
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