C'est un sujet qui m'occupe bien la tête. Comme nombre d'entre vous, ayant usé mes semelles à tâcher de trouver un job décent, un appart' à un prix raisonnable, une place au soleil en lançant une PME puis en la perdant, faisant partie d'une génération qui a déjà connu "x" fois le chômage, côtoie la précarité, paie lourdement pour pas mal de monde et au final en prend plein la tronche au quotidien... je me considère, néanmoins, et de loin comme une bienheureuse privilégiée ...
... comparée aux "30 ans" et aux "20 ans" qui pointent leurs nez, déjà équipés de petits bambins, de cuisines en kit et à tempéraments et de diplômes inutiles autant qu'onéreux...
Et voilà que je tombe sur deux ouvrages qui disent, en mieux, ce que je pense, en plus aigu.
D'abord, je conseille vivement le bouquin de Bernard Spitz : "Papy Krach" (chez Grasset, abordable = 9 €) : un "appel à la révolte contre 30 ans de politique aboutissant à la spoliation de plusieurs générations... Les jeunes paieront... ceux qui entrent aujourd'hui sur le marché du travail n'ont d'autre perspective qu'un futur de 40 ans de vie active consacré à rembourser la dette accumulée... C'est cela le casse du siècle".
Ensuite, gracieusement mis à notre disposition par Sylvain Ohrel, excellent rédacteur au Magazine, une fable futuriste (?) bien affutée sur la Gérontocratie - avis aux âmes sensibles, elle se termine peut-être bien...
"Beaucoup plus tard, 2015 était devenue une année aussi emblématique que 1789.
Les hommes et les femmes nés en 1945 avaient eu 70 ans. La seule génération qui n'avait pas connu de guerre, qui avait renié ses aînés et déshérité ses descendants, ceux qui avaient joui de la prospérité, qui l'avait célébrée dans la grande fête soixante-huitarde, avant d'en hypothéquer les fruits au mépris objectif de leur descendance, ceux-là n'avaient tout simplement plus la force de maintenir l'emprise que l'habitude de tout avoir leur avait donnée.
Ils étaient enfin vieux.
L'endettement qu'ils avaient contracté pour financer leur train de vie, l'accaparement des postes et des initiatives, et l'éventrement de toutes les utopies, avaient fait voler en éclats une des hypothèses les plus évidentes et les moins discutées de l'analyse économique : la solidarité intergénérationnelle.
Sans doute pour la première fois dans l'histoire de l'homme, une génération s'était organisée non seulement contre la précédente (ce qui est en définitive assez fréquent) mais aussi contre la suivante (ce qui l'est tout de même beaucoup moins).
L'épargne, l'endettement, la maîtrise des ressources et l'ensemble des facteurs économiques liés au cycle de vie, à la transmission et au rapport avec le futur, en avaient été remis en cause.
Cette myopie économique sans précédents s'était également accompagnée d'une table rase idéologique, l'un et l'autre entretenant une dynamique dialectique inéluctable.
Et ils avaient finalement atteint un de leurs objectifs -faire disparaitre le bourgeois- en inventant un nouveau type de nantis sans préoccupations patrimoniales et successorales.
Ils avaient inventé et diffusé le premier individu social incapable de se projeter ni dans le passé ni dans le futur, et n'envisageant la société que sous l'angle de la rétribution immédiate.
Possédants et assurés, ils avaient régné jusqu'à épuisement des forces, contraignant leurs fils à rester sous leur emprise, la tête sous la nappe et la queue frétillante, dans l'espoir des maigres miettes dont ils étaient parfois gratifiés.
Ils avaient remis en cause la social-démocratie patiemment construite par leurs aînés, en prenant soin d'en retirer tous les fruits et de n'en laisser qu'une coquille vide, tout en feignant un déresponsabilisation généralisée.
Ils avaient moqué les DS de leurs pères sans jamais en descendre, et, quand elles furent hors d'usage, ils achetèrent des 4X4. Ils avaient conchié la France à la papa, avant d'imposer un autoritarisme implacable fondé sur une auto-glorification sans partage.
Et ce n'est que bien des années plus tard que l'analyse économique révéla que la fin des Trente Glorieuses n'avait été que marginalement entraînée par un choc énergétique exogène, mais plutôt par la simple conséquence de la mise en place du seul programme cohérent de cette génération : jouir sans entraves.
Ils avaient bien joui, et surtout sans entraves, c'est-à-dire sans souci des lendemains et de ceux qui les peuplent.
La jouissance du pouvoir fut celle qu'ils exercèrent le plus complétement, avec la survalorisation permanente de leurs exploits de jeunesse et à la clef une dévalorisation implicite de ceux de leurs descendants, et aussi par le biais d'une entente collective pour se coopter et se préempter les postes et les salaires.
Les années 2000 virent donc émerger une génération maintenue au-deçà de la responsabilité. Une génération déclarée incapable, mais qui ne toucherait jamais ni Cotorep, ni curatelle, ni même indemnité forfaitaire.
Curieusement, comme dans un conte hégélien, ce bouleversement de l'habitus humain, d'une cruauté inouïe pour les descendants de cette génération "pacifiste", avaient rendue possible une redistribution sociale inespérée. Puisqu'ils avaient tout pris, leurs fils se retrouvaient dans un égal dénuement.
Au tournant du siècle précédent, le président de la République en personne -percevant le trouble dans lequel cette jeunesse était engluée- avait alors fait une proposition économique prophétique et géniale : relancer l'économie par une attention supérieure aux besoins de cette classe pleine d'avenir, nombreuse, profonde et fortunée : la classe des vieux.
Les gisements de croissance et les perspectives se trouvaient juste là, sous les yeux décidémment incapables d'une jeunesse qui ne l'était déjà plus depuis longtemps.
Gardiennage, lecture et divertissement, nettoyage et organisation de promenades : le vieux devint le centre de la croissance et de l'activité. Et c'est dans les réunions informelles autour des poubelles, dans les rassemblements de déambulateurs dans les parcs publics, dans les achats groupés de couches et de produits hygiéniques, que le miracle se produisit.
Ce qui advint n'avait été imaginé par personne. Réunis par la nécessité et la contrainte, empêchés depuis l'aurore de leur conscience, ceux qui avaient eu 30 ans en l'an 2000 entrèrent alors dans la phase active de leur destin. Réifiés, aliénés et piégés par leurs pères, ils furent libérés par eux.
Toute l'humanité, bavante et sénile qui dégoulinait sur leurs pauvres esprits, toutes les responsabilités concrètes et domestiques auxquelles ils étaient tenus, toutes les heures passées à acheter des crèmes anti-esquarre et des sanisettes jetables, tous ces moments de pur ennui et de devoir absolu, toute cette peine, coupèrent définitivement le lien apparemment indépassable entre le désir et la consommation.
Comme des feuilles qui tombent d'elles-mêmes à la nouvelle saison, les affiches de filles nues disparurent peu à peu des murs des villes.
Elles furent un temps remplacées par des campagnes pour des colles dentaires ou des sièges inclinables, mais très vite la publicité, sans désir sous-jacent, fut supplantée par de simples portails d'informations.
Elle rétrograda dans un premier temps au stade de la réclame, puis fut définitivement remplacée par de simples matrices d'informations et de normes de qualité, objectives et contrôlées.
Et la vérité apparut avec la clarté de l'évidence : après avoir été aliénée par une dictature du désir imposée par ses aînés, la génération perdue en était maintenant libérée par la simple sénéscence des dictateurs priapiques.
Ceux-là avaient tout simplement imposé le désir comme matrice sociale et individuelle ; ils en épuisaient le sens par la simple force de leur vieillesse.
La ruse de l'histoire prenait des allures de farce tragique, et bien des commentateurs s'accordèrent pour parler d'une libération par double castration.
Il est vrai que le réapprentissage du désir, sa reformulation et son nouvel usage ne furent pas des tâches aisées. Son réinvestissement dans le registre de la compassion n'allait pas sans poser problème. Et les longues heures passées au chevet des dépendants, les milles et une contraintes et responsabilités diverses, les frustrations face à l'ingratitude aussi, tous ces facteurs entraînaient parfois, par contrecoup, des excès et des manifestations de volupté difficilement contrôlables.
Mais par ailleurs, outre la disparition du désir du champ effectif de la représentation sociale par le truchement de la publicité et de l'"information", le curetagede vieillard permit aussi une modification substantielle et directe de la praxis sociale.
Habituée à vivre avec et par les infirmes, la population s'éduqua à de nouvelles formes de solidarité.
Finalement, affranchie de l'injustice et de la cruauté du plaisir élevé au rang de valeur de système, la distribution des fruits de la croissance réintégra le champ de la discussion, et, par là, la possibilité d'un horizon de justice.
Avec 2500 ans de retards dans la mise en place du projet, la démocratie s'apprêtait à naître."
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