... un autre chapitre picoré dans le bouquin en écriture d'Ahmed - lire ou relire le tout premier chapitre "Des journées ordinaires" / Oeuvres en gestation
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"Lorsque le dégoût naturel de tant de théorèmes, lois et autres propositions ingurgitées à longueur d’après-midi me prend à la gorge, lorsque l’envie d’écouter de la musique me quitte, je ressens alors le besoin de plonger mon regard au travers de l’immense baie vitrée qui délimite l’horizon de la Bibliothèque Nationale, les horizons de tous nos futurs.
La BN est située sur les hauteurs d’Alger. De son balcon, on a une vue magnifique sur la baie.
Je laisse mes yeux se remplir des images du port, des bateaux singulièrement immobiles, à quai ou en mer, les remorqueurs ici et là, tirant les uns, à l’assaut des autres, ou tout simplement en embuscade, fulminant de ne pouvoir les faire bouger.
J’imagine parfois la vie à bord, le capitaine pipe au bec, de préférence pincée entre les dents, criant après les matelots, hurlant toutes sortes d’ordres afin de faire mouvoir ce grand corps luttant contre l’inertie. Que d’îles a-t-il accostées, de rivages inconnus observés, de terres conquises, de femmes aimées et délaissées. J’oublie quelques minutes mes travaux actuels, pour vivre en pensée les plus belles aventures.
Je m’oublie dans la contemplation de ce bleu, qui se fond quelques kilomètres plus loin avec celui du ciel, et qui donne un bel arrondi sensuel à la baie, pas un nuage pour l’obscurcir, pas de marque physique pour la délimiter, hormis la nuance dans la couleur, un bleu azur pour le ciel, un bleu teinté de blanc, écumes de vagues venant proposer une invite à bouger, à s’embraser comme une déferlante, un mouvement de balancier entre deux côtes, distantes de quelques centaines de kilomètres, différenciant deux civilisations.
Que font-ils, ces jeunes d’en face, séparés de moi par cette eau mouvante source de vie et mystères. Je n’imagine pas ces filles et ces garçons, contemplatifs et blafards, à se figurer la vie assis, les livres ouverts, barbouillés d’inscriptions hiéroglyphiques, barbares, les yeux vers le port, dans une grande salle bondée et silencieuse, animée de mouvements studieux, perturbée parfois par le va-et-vient des pages que l’on défile, du crissement du stylo plume sur la feuille, de l’angoisse de ne pas réussir et du soupir malheureux du voisin d’avoir passé tant de temps sans avoir rien appris.
Ils doivent certainement vivre autrement. C’est ce que racontent les revues que j’ai lues.
De ces moments difficiles et parfois si pleins d’envie (car je crois sincèrement que ceux qui m’entourent, tous ou presque, essaient d’imaginer la vie hors de chez nous), tous ces jeunes pleins d’allant, tuant leur vue et leurs synapses à bien comprendre ce qu’ils ont devant leurs yeux, quoi de plus naturel que d’enfouir sa tête dans la baie d’Alger ! Elle s’offre à nous comme une belle, désirable et inaccessible.
A gauche, après s’être lassé d’être marin, une seconde occasion de s’évader, une grande tâche blanche, la Casbah. Repos du regard, grâce à l’unicité de sa couleur, et pourtant multiple dans sa familiarité. On ne manque pas de voyager dans le temps lorsqu’on la voit, alignement de terrasses, mouchetées ça et là de couleurs disparates, linges en train de sécher, hommes, femmes et enfants se mouvant sur les toits, lieu de vie et de rencontre entre voisinage, oubliant les trésors sous leurs pieds. Je force mon esprit à décoller de sa place, pour tenter de vivre, dans une de ces maisons fleuries, qui du dehors, semblent sombres et démunies. Au détour d’une ruelle, longeant les murs pour éviter un troupeau de baudets trimbalant les poubelles du quartier, je pousse une porte ciselée, lourde et vieille de quelques siècles. Je me retrouve au milieu d’une cour carrelée, dont le centre a été agrémenté d’une belle fontaine. A l’ombre, sous la tonnelle d’une vigne centenaire, donnant de belles grappes de raisin, un groupe de musiciens joue pour le plaisir. Sous les arcades, les familles, assises autour d’une Meida, boivent le thé, picorent dans l’assiette remplie de petits gâteaux enduits de miel et de sucre glacé, et en même temps le son mélodieux du Cheikh.
C’est une belle Qasida, racontant l’amour terrifiant d’un homme pour une femme qui ne lui est pas promise. Hommes, femmes et enfants écoutent religieusement cette mélopée de l’amour impossible. Ils oublient un instant, le temps de ce chant andalou, datant de quelques siècles, tous les interdits, alors qu’ils vivent en communauté, comme par exemple, la communion qui peut unir éventuellement le fils de l’un avec la fille de l’autre. Ils sont plusieurs familles à vivre ensemble dans ces vieilles et grandes maisons, ils partagent ensemble ce même amour pour le Châabi et pour l’Andalou, musique plus chantée que jouée, dont les principales tragédies sont éternellement amoureuses, mais ils refusent de traduire en simple réalité ce qu’ils aiment entendre, dans leur vie de tous les jours.
J’aime à les imaginer différents, vivant une vie comme décrite dans ces chants.
Je replonge quelques siècles en arrière, époque turque, exode andalou, Alger et tant d’autres villes, refuges pour ces maures jetés à l’eau en même temps que les juifs, par l’inquisition. Ce sont des séfarades, des morisques, des exclus, qui viennent s’asseoir dans une terre d’accueil, qui ressemble à celle qu’ils ont laissée. Je me vois parmi eux, simple badaud, dégustant des yeux ce qui m’entoure, inhalant du regard tous ces parfums, jasmin, menthe, coriandre, laurier rose, bougainvillées, toutes ces plantes qui aujourd’hui encore, colorient et parfument nos jardins. Je m’arrête un instant dans une place, celle de la Grande Mosquée, en dessous, il y a la pêcherie et ses restaurants. Je les vois aller et venir, pêcheurs et restaurateurs, cageots de poissons entre les bras, à les sentir, et les voir se demander s’ils ont fait une bonne affaire. D’ailleurs, tout ceci n’est pas bien grave.
Plus tard, lorsqu'ils auront fait la prière et oublié leurs querelles mesquines, ils s'attableront autour d'un plat de friture, une bouteille de vin ouverte, et célébreront de nouveau leur amitié ancestrale."
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Contexte : l'Algérie des années 60
Extrait d'un texte original d'A. Zerrouki
Alors.... on continue ?
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